Transhumance 2023

Une des dernières – Jour 4

Le réveil de la cuisine a sonné à 4 heures, Mohamed met à chauffer les deux bouilloires du matin.
Le petit déjeuner est un repas important, surtout pour la très longue journée d’aujourd’hui, la plus longue de la traversée. Chacun a préparé son petit sac la veille avec des vêtements bien chauds, gants et bonnet, pour le passage des trois cols à plus de 3000 mètres d’altitude.
Nous partons avec les lampes frontales, il est 5 heures. A petit pats nous nous élevons progressivement sur l’excellent sentier emprunté par les caravanes chargées. Avant le col nous dégustons les lueurs qui se dessinent sur l’horizon dégagé à l’Est. Les couleurs rouges – orangées sont présentent quelques minutes seulement, puis le jaune orangé apparait et éclaircit ce tableau du levant. Nous arrivons tous ensemble au tiz’in Tamgoumaghrt.
Qu’elle joie, la vue sur le massif du M’goun à 4000 mètres et sur les crêtes du Wagourzat à 3500 mètres dont les crêtes enneigées se fondent avec le ciel encore dans l’ombre. Très vite ces deux sommets deviennent roses sur un fond gris. Le froid est présent, nous enfilons nos grosses vestes chaudes ou en plumes. Pour la journée des trois cols, nous partons toujours trente minutes avant la famille nomades et les troupeaux, pour nous reposer au col avant leur arrivée et enchaîner la suite des cols le plus longtemps possible avec la caravane et leurs troupeaux.
J’aime ces instants de contemplations, de connections au lever du soleil, à la vie qui s’éveille, l’attente des premiers troupeaux. Finalement c’est le troupeau d’Ami Zeïd qui rejoint le col en premier avant le troupeau de la famille d’Ahmed et Ito. C’est Mohamed leur fils ainé qui dirige pour la première fois cette année la caravane, on peut voir que le temps est un peu plus long !
Nous commençons la traversée des vires, chaque berger et bergère est très attentif aux troupeaux, aux bêtes qui partiraient trop vers la falaise. Étant un peu à l’arrière j’observe que la caravane de nos chameaux effectue un blocage sur le passage habituel étroit des vires. J’entends les bergers crier, et j’ai soudain une petite frayeur, si l’un de nos dromadaires n’aurait pas glissé dans le vide.
Le passage habituel dans les vires cette année est devenu très dangereux, un grand morceau du mur qui soutient le passage s’est effondré cet hiver. Je trouve Mohamed avec une pioche qui frappe la roche sur la falaise pour élargir le passage. Impossible à réaliser ainsi, il faudrait creuser quatre-vingts centimètres au risque que le surplomb rocheux fissuré s’effondre.
Refaire le terrassement du mur appuyé sur le vide est un travail de plusieurs jours, délicat car il domine une falaise de 200 mètres en escalier qui rejoint le vide.
Les mulets et les ânes arrivent à passer tout juste un après l’autre en frottant leurs bagages sur la falaise en surplomb. Les chamelles d’Ahmed, plus petites en tailles que nos chameaux et chargées de bagages arrondis se faufilent en frottant leurs bagages sur la roche du surplomb.
Brahim essaie avec un de nos dromadaire docile après lui avoir retiré un gros bagage. Il se coince et panique, ses pieds sont au bord du vide. Il essaie de le faire coucher, le dromadaire refuse aussi de faire marche arrière, chose délicate pour un chameau en plus paniqué par le vide qui l’aspire. A quatre, installés au bord du vide nous arrivons à le contenir en le repoussant et lui faire réaliser un demi-tour exposé en se contorsionnant. Nous avons tremblé de voir partir le dromadaire dans le vide, voir avec l’un de nous. Cet arrêt de la caravane crée un bouchon pour les troupeaux et les caravanes qui nous suivent. Le doublement n’est pas évident sur la vire qui surplombe la falaise.
Nous déchargeons rapidement les dromadaires un à la fois, puis chacun s’y met, portant les bagages sur le dos sur trois cents mètres plus loin sur la vire. Bouteilles de gaz, caisses de légumes et fruits, sacs de nourriture et de voyage, four à gaz pour le pain sont transportés sur le dos. Plusieurs hommes de la caravane suivante viendront nous aider. Nous retirons également le « bat » (grand coussin de paille qui amorti les bagages sur le dos et la bosse du dromadaire) de chaque dromadaire pour sécuriser ce passage de quinze mètres de long, car lorsque le dromadaire se sent coincé il peut paniquer, faire un écart réflexe et basculer dans le vide.
Il faudra un peu plus d’une heure et demie pour franchir ce passage, faire passer notre caravane de neufs dromadaires et ensuite les recharger sur la vire un peu plus loin, au milieu de gros blocs.
La caravane reprend le sentier sur la vire qui sillonne avec des lacets sur des murs de soutiens pour effectuer les virages. Nous rejoignons le versant ensoleillé du cirque des falaises. Nous sommes tellement soulagés de retrouver les quatre personnes du groupe partis devant avec Brahim, également très inquiets, observant aux jumelles la scène en face du cirque, impuissant. Nous atteignons le deuxième col à 3100 mètres, il est dix heures.
Les chameliers baraquent certains dromadaires dont les cordages sont détendus pour les resserrer avant la descente, car un bât ou des bagages qui glisseraient en avant sur le coup du chameau risqueraient de faire basculer le chameau sur le côté dans la pente et créer une grande panique à l’ensemble de la caravane.
La vire rejoint le plateau incliné et contourne un ensemble de collines, coupant plusieurs sources dont l’eau froide est abondante cette année. Nous longeons quelques plaques de la dernière neige. Plusieurs campements de nomades M’goun en contrebas, sont appuyés contre une petite falaise pour se protéger du vent et du froid, et pour que le troupeau reste bien blotti dans l’enclos en pierre.
Nous atteignons le troisième col, le tizi’n « Ibroule » (la grêle) à 3200 mètres vers 14 heures 30 mn. Le vent est glacial, une masse de nuages noirs au-dessus de nous, nous décidons de basculer après le col pour prendre notre repas abrité.
Dans l’un des lacets à la descente je me rappel il y a une trentaine d’année, la neige recouvrait entièrement le col, et une tranchée avait été taillé à la pioche et à la pelle par les nomades, pour couper les névés et sécuriser le passage des dromadaires chargés. L’un d’eux en glissant était sorti de cette tranchée et a basculé dans le vide sur une immense langue de neige, par chance il n’y avait pas de cailloux sur le trajet du dromadaire glissant deux cents mètres sur le côté, la tête en bas en gémissant. Par chance le bas du vallon remontait sur la pente en face. Il ne bougeait plus, paralysé par la peur. Un nomade est aussitôt parti en glissant, et avait secoué le pauvre dromadaire paralysé par la peur de cette glissade. Il s’est relevé sans rien de fracturé ni blessure. Cette chute avait provoqué une panique auprès des autres dromadaires qui refusaient de franchir ce passage après avoir vue leur collègue glisser dans la pente. Nous étions restés plus d’une heure à faire passer un chameau à la fois, plusieurs personnes pour le caller dans la tranchée.
Ahmed a filé dans la pente avec sa mule et à déjà étalé un tapis de laine en contre bas de la source sur une terrasse herbeuse. Quand nous le rejoignons, la bouilloire sifflote sur la bouteille de gaz. Le thé est très apprécié. Brahim nous prépare une belle salade de crudité, du fromage et des sardines. Il a même emmené quelques restes du gâteau d’hier soir dans une boite, bien apprécié.
Durant le repas, une femme nomade et sa fille viennent avec des ânes remplir leurs bidons d’eau.
Après une petite sieste nous reprenons le sentier en descente. La masse nuageuse venant du nord continue de cacher le soleil, le mauvais temps annoncé s’installe, de gros nuages blancs remontent de la vallée de Bougmez, nous sentons aussitôt l’humidité.
Cette journée spéciale aura duré plus de dix heures.
Les nomades, les bergers arrivent à la nuit tombante. Les garçons de l’équipe, les voyageurs sont tous bien fatigués.
Le repas s’effectue très tôt, dès la nuit les voyageurs retrouvent leurs tentes.
Je rejoints la tente de la famille nomade, un feu crépite doucement de sa lumière rouge, orangée qui illumine le petit enclos de pierres à l’entrée de la tente. Aïcha cuisine le couscous dans la grosse marmite et l’«agra » haut du couscoussier en terre. Les garçons boivent un thé et se chauffent les mains sur les touffes fumantes. Aïcha dispose la semoule dans le grand « tazleft », plat en noyer, avec quelques morceaux de viande de chèvre boucané et des petits fragments de navets séchés cuits dans la sauce. Le grand plat est disposé au milieu de l’abri, toute la famille s’installe autour pour manger le plat à la cuillère. Ito épuisée, dors déjà sous une couverture, Mohamed retire le morceau de viande qui lui est destiné et l’enveloppe dans un papier d’emballage qui protège le pain de sucre de deux kilos. Ito mangera sa part de viande demain matin au réveil.